Pulo do Lobo

Um blog para os apreciadores do silêncio ...

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quarta-feira, dezembro 07, 2005

L' idiot


www.pulodolobo.blogspot.com Posted by Picasa

Je me levai pour fermer la porte à clé derrière lui: à ce moment, je me rappelai brusquement un tableau que j’avais vu le matin chez Rogojine, dans une des salles les plus sombres de sa maison, au dessus d’une porte. Lui-même l’avait montré en passant et j’étais resté, je crois, environ cinq minutes devant ce tableau qui, bien que dénué de toute valeur artistique, m’avait jeté dans de singulières transes.
« Il représentait le Christ au moment de la descente de Croix. Si je ne me trompe, les peintres ont l’habitude de figurer le Christ soit sur la Croix, soit après la descente de Croix, avec un reflet de surnaturelle beauté sur son visage. Ils s’appliquent à Lui conserver cette beauté même au milieu des plus atroces tourments. Il n’y avait rien de cette beauté dans le tableau de Rogojine; c’était la reproduction achevée d’un cadavre humain portant l’empreinte des souffrances sans nombre endurées même avant le crucifiement; on y voyait les traces des blessures, des mauvais traitements et des coups qu’Il avait essuyé de ses gardes et de la populace quand Il portait la Croix et tombait sous son poids; celles enfin du crucifiement qu’Il avait subi pendant six heures (du moins d’après mon calcul). C’était en vérité le visage d’un homme que l’on venait’ de descendre de croix; il gardait beaucoup de vie et de chaleur; la rigidité n’avait pas encore fait son oeuvre en sorte que le visage du mort reflétait la souffrance comme s’il n’avait pas cessé de la ressentir (ceci a été très bien saisi par l’artiste). Par surcroît, ce visage était d’une impitoyable vérité: tout y était naturel; c’était bien celui de n’importe quel homme après de pareilles tortures.
« Je sais que l’Eglise chrétienne a professé, dès les premiers siècles, que les souffrances du Christ ne furent pas symboliques, mais réelles, et que, sur la croix, son corps fut soumis, sans aucune restriction, aux lois de la nature. Le tableau représentait donc un visage affreusement défiguré par les coups, tuméfié, couvert d’atroces et sanglantes ecchymoses, les yeux ouverts et empreints de l’éclat vitreux de la mort, les prunelles révulsées. Mais le plus étrange était la singulière et passionnante question que suggérait la vue de ce cadavre de supplicié: si tous ses disciples, ses futurs apôtres, les femmes qui L’avaient suivi et s’étaient tenues au pied de la Croix, ceux qui avaient foi en Lui et L’adoraient, si tous ses fidèles ont eu un semblable cadavre sous les yeux (et ce cadavre devait être certainement ainsi), comment ont-ils pu croire, en face d’une pareille vision, que le martyre ressusciterait ? Malgré soi, on se dit: si la mort est une chose si terrible, si les lois de la nature sont si puissantes, comment peut-on en triompher ? Comment les surmonter quand elles n’ont pas fléchi alors d’avant Celui même qui avait, pendant sa vie, subjugué la nature, qui s’en était fait obéir, qui avait dit « Talitha Cumi ! » et la petite fille s’était levée, « Lazare, sort ! » et la mort était sorti du sépulcre ? Quand on contemple ce tableau, on se représente la nature sous l’aspect d’une bête énorme, implacable et muette. Ou plutôt, si inattendue que paraisse la comparaison, il serait plus juste, beaucoup plus juste, de l’assimiler à une énorme machine de construction moderne qui, sourde et insensible, aurait stupidement happé, broyé et englouti un grand Etre, un Etre sans prix, valant à lui tout seul toute la nature, toutes les lois qui la régissent, toute la terre, laquelle n’a peut-être été crée que pour l’apparition de cet Etre !
« Or, ce que ce tableau m’a semblé exprimer, c’est cette notion d’une force obscure, insolente et stupidement éternelle, à laquelle tout est assujetti et qui vous domine malgré vous. Les hommes qui entouraient le mort, bien que le tableau n’en représentât aucun, durent ressentir une angoisse et une consternation affreuses dans cette soirée qui brisait d’un coup toutes leurs espérances et presque leur foi. Ils durent se séparer en proie à une terrible épouvante, bien que chacun d’eux emportât au fond de lui une prodigieuse et indéracinable pensée. Et si la Maître avait pu voir sa propre image à la veille du supplice, aurait-il pu Lui-même marcher au crucifiement et à la mort comme Il le fit ? C’est encore une question qui vous vient involontairement à l’esprit quand vous regardez ce tableau.

F. Dostoiesvski